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Denmark - Un artiste visionnaire

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Pour lui, le métier d’artiste, c’est un peu comme pratiquer l’alpinisme. Et on peut dire qu’il n’épargne pas la société quand il exerce son art. Cela fait 50 ans que Denmark découpe et déchiquette des montagnes de papier pour en faire des œuvres d’art recyclées. Filips De Ferm, amateur d’art et cofondateur du centre d’art privé FIBAC, l’a rencontré dans son atelier à Prouvy pour une conversation à bâtons rompus.

Johan Pas, directeur de l’Académie royale des beaux-arts d’Anvers, a résumé votre œuvre de ces 50 dernières années par le néologisme «  ANARCHIVES  ». Vous définiriez-vous comme anarchiste ?

Denmark : Je pense qu’un rebelle sommeille forcément en chaque artiste qui jette un regard critique sur la société. D’un autre côté, je ressens aussi le besoin de m’isoler dans ma bulle. Je considère mon atelier comme une usine à oxygène dont j’ai besoin pour respirer dans le brouhaha médiatique. Plus encore que dans les années 1970 et 1980, on est bombardé de stimuli auxquels j’essaie d’échapper de manière créative.

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Après des études d’histoire de l’art à l’Université de Gand, vous faites entendre votre voix critique pour la première fois en 1972. Le métier d’artiste vous est-il apparu d’emblée comme une vocation ?

Denmark : C’est en effet une vocation qui m’est apparue au cours de mes tristes années d’internat. Au terme de cette interminable période, j’ai voulu m’inscrire à l’académie mais mes parents ont mis leur veto, estimant que l’histoire de l’art était une voie plus sûre pour moi.

À l’université, j’ai été confronté à la périssabilité des connaissances qui y étaient dispensées. Nombre de cours étaient déjà dépassés dès la fin de l’année académique parce que de nouveaux concepts étaient apparus entretemps. Lorsque j’ai obtenu mon diplôme après quatre ans d’étude, ma chambre d’étudiant débordait de piles de papiers qui n’avaient plus aucun intérêt. J’ai décidé de faire table rase et de me débarrasser de cette montagne de papier inutile. En la déchiquetant, je me suis rendu compte qu’elle créait des structures visuelles surprenantes. J’ai alors pensé que cela pouvait déboucher sur une nouvelle méthodologie artistique, c’était une révélation ! Quelques mois après avoir obtenu mon diplôme, j’ai donc commencé à déchirer des magazines et à les empiler par couches. Puis, à partir de 1974, je me suis mis aussi à découper des livres, des journaux et des magazines et à les nommer « Lettres mortes ». Pour ce faire, j’ai employé de vieilles archives inutilisées. À cette époque, on attendait d’un artiste qu’il affiche une intention claire et le mot « recyclage » était à peine utilisé. La symbolique de faire table rase pour appréhender le vide de l’ignorance avait autant d’importance à mes yeux que le bleu d’Yves Klein, mon idole et seul réconfort pendant ces années d’internat.

Et c’est dans le vide que vous avez trouvé votre salut ?

Denmark : Oui, en travaillant sur les paradoxes, vous développez un mode de pensée qui peut être très enrichissant. Les contradictions conduisent au questionnement, qui est la base de la philosophie, qui elle-même amène à relativiser. D’ailleurs, dans les années 1970, il était de bon ton de citer Wittgenstein dans les cercles d’artistes, mais un seul homme a réussi à expliquer clairement sa théorie, à savoir l’immense philosophe Etienne Vermeersch. En gardant toujours Wittgenstein à l’esprit, je me suis contraint à ne m’exprimer que par des déclarations puissantes et concises. Il faut savoir s’exprimer clairement. C’est aussi valable pour un artiste

L’importance que vous accordez aux mots m’incite à croire que vous êtes un penseur. Or, vos œuvres d’art sont le fruit d’un travail assidu, alimenté par votre propre vécu. Votre processus créatif commence-t-il par la pensée, l’émotion ou l’action ?

Denmark :  Tout a commencé par l’action, plus précisément par le fait de déchirer des notes obsolètes. Le moment « eurêka ! » (le Aha moment, comme disent les Anglo-Saxons, soit le moment où l’on fait une découverte ou comprend enfin la solution d’un problème, Ndlr) et la réflexion conceptuelle ont suivi. Mais ensuite, au cours du processus de création, ce sont finalement mes émotions qui ont pris le dessus. C’est en escaladant des montagnes de vieux papiers dans des décharges que toutes sortes d’émotions ont jailli en moi. Un conteneur de papiers en provenance de Hoboken venait d’être déversé et j’ai été frappé par la vacuité des magazines people. Quand le conteneur venait de Schilde, j’étais immergé dans le monde pailleté de Vogue et de Harper’s Bazaar. Mais le véritable sentiment « eurêka ! », je l’ai eu lors de mon séjour à Paris en 1992. Un matin, à deux pas de mon atelier, j’ai trouvé par hasard trois énormes piles de magazines d’art soigneusement ficelées pour être collectées. Euphorique, j’ai traîné ce butin dans mon atelier et j’ai passé trois mois à chercher une œuvre qui remettrait en question tout le blabla du monde de l’art.

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L’œuvre composée d’archives et de bois exposée dans notre bureau d’Anvers n’est pas seulement belle, elle symbolise aussi une réhabilitation du bois. Quelle est l’importance du message écologique dans votre travail ?

Denmark : Nous consommons un million de tonnes de papier par jour dans le monde. Il est certain que nous devons nous contenter de moins de papier et donc de bois, et il serait bien que les médias s’engagent davantage à faire passer le message. Il y a de la bienveillance dans mon engagement civique. Comme l’a si bien dit le philosophe Plotin au IIIe siècle de notre ère : « s’élever au plus haut de soi-même, tendre vers l’Un, qui est beau, bon et pur. » Je pense aussi que le travail que j’ai réalisé il y a dix ans à la demande de Peter Adriaenssens et de ses collaborateurs répond à ces critères. Plusieurs milliers de dossiers de maltraitance infantile devaient alors être détruits. Je les ai découpés et comprimés dans cinq boîtes à munitions dont l’intérieur avait été préalablement tapissé d’un isolant feutré, comme pour atténuer la douleur de ces enfants. J’en ai poli la surface avec une ponceuse afin d’obtenir une sorte de marbre blanc dur comme la pierre, qui pour moi symbolise l’innocence originelle.

Comme pour essayer de faire table rase de l’injustice subie, l’œuvre se trouve maintenant au Vertrouwenscentrum Kindermishandeling (Centre pour la protection des enfants contre les abus) à Louvain. Son message, c’est que les enfants peuvent y confier leurs secrets les plus intimes pour essayer de se libérer de leur douleur. J’ai donc appelé l’œuvre « Turning Pages » pour les encourager à tirer un trait sur leur passé et écrire un nouveau chapitre de leur vie.

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Est-ce dans la douleur que l’on puise sa force ?

Denmark : Je le pense, oui. J’avais besoin de l’art pour surmonter mes traumatismes et faire le vide, mais être artiste, ce n’est pas prendre le chemin le plus facile. C’est peut-être la raison pour laquelle je suis tellement fasciné par les livres qui traitent de randonnée et d’alpinisme. Cette recherche du vide, c’est comme l’ascension en solitaire d’un alpiniste vers les sommets. Quand, à la fin de sa carrière, il sera parvenu à gravir d’innombrables faces nord, il devra se montrer reconnaissant envers tous ceux qui l’auront attendu au pied de la montagne. L’individualisme de l’artiste n’est finalement rien d’autre qu’une forme d’égoïsme qu’il doit transformer en gratitude à la fin de sa vie. Mais il ne peut le faire que moyennant la conscience de son propre « moi ». De même, vous ne pouvez trouver le vide qu’en acceptant la plénitude. C’est un paradoxe qui me fascinera toujours.

 

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