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À fleur de peau, Precious Peels

  • 15 décembre 2025
  • Inspired
Cet article fait partie de notre magazine Delen Inspired, volume 5.

Pieds nus, Loumi Le Floc’h nous accueille en toute simplicité dans son atelier. De grands tissus blancs drapent toute la pièce et forment une sorte de cabane. Un vrai contraste face au style industriel de Zaventem Ateliers, qui abrite cet espace. Une odeur étrange flotte dans l’air. Ni désagréable ni familière, elle trouble les sens et évoque l’inconnu. Mais très vite notre regard est attiré par les œuvres colorées de Loumi. Certaines sont suspendues, d’autres sont encore en cours de création, simplement posées au sol. En s’approchant, les questions s’accumulent et l’émerveillement s’accentue. De quoi s’agit-il ? De papier ? De tissu ? Loumi nous raconte tout de son travail innovant.

Loumi, comment définissez-vous votre métier ?

Je suis diplômée en design textile de la Cambre depuis 2022, mais définir mon métier n’est pas évident. Le terme qui me correspond le mieux est sans doute designer matière, à la croisée entre l’artiste, l’artisan, et le designer.

Par un savoir-faire précis, je crée une nouvelle matière naturelle, qui a la souplesse du tissu, la délicatesse du papier et la transparence du vitrail, et ce, grâce à des déchets récupérés. Cette matière peut ensuite être utilisée dans tous les domaines : l’architecture, l’objet, l’art moderne. Ses applications et déclinaisons sont infinies. 

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Concrètement, qu’est-ce que cela donne ? 

Je crée la matière au mètre carré dans mon atelier et ensuite je travaille avec d’autres artisans. Je collabore beaucoup avec des architectes d’intérieur. La matière peut être appliquée sur des murs, comme du papier peint, sur un plan de travail, ou plus fréquemment, sur des vitrages. 

Pour ces derniers, je travaille avec Glass Variations, une miroiterie à Lille. Je leur envoie la matière roulée, ils l’intègrent ensuite au verre et livrent ce verre feuilleté de matière Precious Peels directement sur le chantier où il trouvera sa place définitive.

Quels sont vos derniers projets ? 

À Barbizon, près de Paris, nous avons créé une série de vitrages Precious Peels séparant les 24 chambres des salles de bain d’un nouvel hôtel.

Ou encore une série de lampes avec Pascale Risbourg, qui crée la base en céramique en se laissant surprendre par les couleurs des émaux. De mon côté, je crée la matière des abat-jour pour que les teintes se répondent entre elles. Nous avons aussi signé une magnifique collaboration à trois avec Glass Variations et Thibault Huguet pour du mobilier en verre. Thibault et Pascale travaillent également à Zaventem Ateliers. C’est une chance pour moi de pouvoir échanger et collaborer avec eux, tout en admirant leur savoir-faire d’excellence. Cela stimule ma créativité.

Je suis également représentée en France par un bureau de matière, Adèle Collections, pour toutes mes collaborations sur des projets d’architecture d’intérieur. Il y a quelques mois, nous avons sorti des appliques murales et des abat-jour.

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Comment créez-vous cette matière ?

Presque tous les jours, je récupère environ cinq kilos de déchets dans un restaurant. Ensuite, je les traite. Cela semble simple, mais c’est un travail minutieux, entièrement manuel. Il faut par exemple gratter chaque épluchure, car je ne garde vraiment que la peau et non la chair. Mais je n’en dirai pas plus : c’est ma recette secrète. 

La pose se fait directement sur le sol – c’est d’ailleurs pour ça que je suis toujours pieds nus – sur un support en plastique, élément par élément. C’est un moment lent et méditatif. Pour vous donner une idée, créer un mètre carré de matière de A à Z prend environ une semaine, si je suis seule. À plusieurs – j’encadre souvent des stagiaires – cela peut aller un peu plus vite.

Quand la pièce est sèche, on la décolle de son support et c’est là qu’elle prend vie. C’est mon étape préférée, car c’est précisément à ce moment que se dévoilent toutes les nuances de couleurs, en transparence.  

D’où viennent ces différentes teintes ?

Elles sont créées par une réaction d’acidité. Par exemple, l’ajout de jus de citron fait réagir le pH de la matière et j’obtiens ainsi de magnifiques nuances de rose. Je veille à ce que ce processus reste le plus naturel possible. J’aime expérimenter plein de choses, avec parfois de belles surprises. Par exemple, le sel crée un phénomène de cristallisation splendide. C’est passionnant. 

Revenons à la genèse de ce projet. Où est né Precious Peels ?

C’est mon projet de diplôme. En réalité, je l’avais déjà initié lors de ma 1re année, et l’ai ressorti de mes cartons en 3e lors de mon Erasmus à Berlin dans une école spécialisée en biomatériaux et innovation. Depuis, Precious Peels est devenu mon quotidien.

J’ai voulu créer quelque chose de précieux en partant d’un déchet. J’ai testé plusieurs épluchures issues de ma propre consommation : mangue, banane, tomate, poivron, aubergine, … Certaines fonctionnaient bien, mais j’ai préféré me spécialiser et n’avoir qu’une sorte d’épluchure, car ça me paraissait plus simple à appréhender.

Quelle épluchure avez-vous choisie ?

L’aubergine ! Quand je faisais mes tests sur de petits échantillons, je l’ai redécouverte : sa peau foncée qui se transforme et devient translucide une fois traitée. L’aubergine recèle bien des surprises : au niveau des teintes, des motifs, des textures, … 

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Mais les aubergines ne s’épluchent pas… 

Si, pour certains plats de la cuisine libanaise. C’était important pour moi que Precious Peels soit avant tout une démarche écologique. Avec les tests d’autres épluchures, j’ai réalisé qu’il était difficile d’avoir suffisamment de matière, car cela demandait une consommation presque anormale. Avec le restaurant O'liban, c’était tout trouvé. Cela m’a permis de revaloriser ce déchet, et même de le survaloriser. Voilà comment sont nées mes « précieuses épluchures ». 

Cette matière est-elle durable dans le temps ? 

Pour les couleurs, j’ai un recul de trois ans et jusque-là, ça ne bouge pas. Pour la matière en tant que telle, une fois traitée, c’est comme du papier. De la même manière, il faut éviter l’humidité, à moins que la matière ne soit protégée dans le verre ou avec de la laque. Je travaille d’ailleurs avec des spécialistes de la laque japonaise, les Ateliers Brugier à Paris. C'est une entreprise familiale qui possède une expertise d’exception dans son domaine

Où trouvez-vous votre inspiration ? 

Je suis originaire du Sud-Ouest de la France, où j’ai grandi dans un écrin de nature et ça m’influence encore. Mais je me laisse surtout surprendre et porter par la matière. J’ai parfois l’impression qu’elle se crée elle-même. Il y a de l’aléatoire dans le positionnement et je ressens le côté organique.

De plus, je me nourris beaucoup des autres : les artistes avec lesquels je collabore, mes stagiaires, les architectes d’intérieur. En fait, je suis rarement seule à l’atelier.

Créer de si jolis éléments grâce à des épluchures déjoue les attentes et les codes, tout en émerveillant.

Vous parlez souvent de surprise, c’est important pour vous ? 

Essentiel même. J’aime que les gens soient d’abord attirés par la beauté de la matière, sans savoir ce dont il s’agit. Quand je leur révèle que ce sont des peaux d’aubergines, l’incrédulité est totale. Selon moi, cela ouvre aussi de nouvelles perspectives. Créer de si jolis éléments grâce à des épluchures déjoue les attentes et les codes, tout en émerveillant.

Où serez-vous dans 10 ans ? 

Toujours ici, à Bruxelles avec Precious Peels. Je pense y avoir définitivement trouvé ma place. J’ai encore tellement de choses à découvrir et à réaliser avec cette matière. Chaque création est unique, et c’est dans cette imprévisibilité que réside la magie.

Bien sûr, j’aimerais aussi que l’atelier grandisse, avec un chef d’atelier et une équipe pour la réalisation. Je pourrais alors encore plus me consacrer à la communication sur les réseaux sociaux et aux contacts clients, mais aussi à la création. Cela permettrait également de travailler plus facilement sur des pièces monumentales. J’aime beaucoup les grands formats. Ils révèlent une autre dimension, une sorte de paysage qui se dessine. 

Avec Precious Peels, Loumi Le Floc’h réinvente l’aubergine dont les peaux se libèrent de leur condition de déchet dans un processus poétique. Ses œuvres lumineuses et surprenantes éveillent l’esprit et les sens.